12 novembre 2011
La lune du matin
Ce matin tu rentres chez toi hagard tu vois la lune dans les frênes
La lune du matin couleur de pamplemousse un peu fait
Tu entres dans la maison chercher le petit appareil photo et tu ressors photographier cette lune dans les branches
Rien n’y fait ni la fatigue ni l’idée fixe du sommeil ni ta caractéristique déprime des petites heures il te faut photographier cette lune d’aube qui fait peut-être signe pourquoi pas
Après tu files te coucher comme une brute et tu dors comme une brute jusqu’à midi
Il n’existe aucune raison sérieuse de se priver de cette expérience rentrer chez soi hagard le matin photographier la lune dans les frênes se jeter sur le lit et dormir comme une brute
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La lune dans les frênes à l'aube, près de la maison (photo Christian Cottet-Emard).
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14 octobre 2011
Le virage du pays natal
Tu conduis sur les jolies routes ainsi les désignait ton père avant que ne vienne ton tour de tenir le volant et de voir défiler le paysage de toujours
Le paysage de toujours pourtant différent du seul fait que tu sois passé de la banquette arrière au siège avant
L’herbe des talus les vieilles bornes la maison vide du garde-barrière le château d’eau le goudron qui coupe la forêt en deux les grandes fougères qui s’inclinent au passage de l’auto les feuilles de charme de foyard de noisetier qui s’envolent dans la lunette arrière le bras d’une rivière ombreuse à l’onde rapide les ponts sur la brume le restaurant au menu très ordinaire l’autorail bicolore trente secondes dans la même direction puis qui prend la tangente le tracteur piloté par une jeune femme rousse toute menue le hérisson qui a de la chance la buse variable sur un poteau de ligne électrique les géraniums d’un hameau désolé le cimetière à la grille rouillée où s’alignent quatre tombes de petits jeunes de vingt ans morts pour une querelle de vieux vampires consanguins à particules et à la progéniture reconvertie en barons et capitaines d’industrie les wagons abandonnés la draisine en panne des années cinquante sur une voie de garage l’horaire des messes l’enseigne décolorée Vin fou la drôle d’odeur les gouttes sur le pare-brise l’éclaircie le soleil du soir dans les yeux le grand-père à sa fournache (*) le nuage en forme d’ours le coup de vent qui emporte un journal la ligne droite entre les platanes la grande côte en lacets la falaise encore l’autorail très loin accroché à flanc de montagne l’épingle à cheveux la descente le mauve bonbon d’une ampoule d’éclairage public pour deux maisons la déviation par le chemin vicinal au bord de la rivière profonde le héron le clocher les bâches de la fête foraine le lac le petit barrage les nids-de-poule sous l’allée de saules la pipistrelle la lune dans les frênes le dos d’âne le panneau Fin de déviation
Et bientôt ce virage après toutes choses banales dit-on qui ne cesseront de t’étonner le virage du pays natal où tout semble à peine moins étrange
(*) Fournache : feu d'herbe.
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19 juin 2011
L’énigme du père
Qu’est-ce qu’un père ?
Tu te promènes dans ta vie comme dans un tableau de Giorgio De Chirico (période métaphysique)
Tu aimes sans comprendre il est plus urgent d’aimer que de comprendre
Un père est comme un paysage de Giorgio De Chirico énigmatique inquiétant
Nulle certitude de comprendre on peut vivre sans comprendre vivre à l’ombre de l’énigme d’un père comme à l’ombre de la Tour rouge de Giorgio De Chirico
On peut avoir un père sans comprendre ce qu’est un père
On peut être père sans comprendre ce qu’est un père
Voici une histoire qui est arrivée une nuit quand tu étais petit
Une histoire dont on a ri ton père le premier mais pas si drôle que cela après tout
Ton père qui dort ta mère tourmentée par un moustique elle éclaire et dit qu’il faudrait mettre de la bombe ton père qui se réveille aussitôt et tombe du lit de frayeur en demandant où est la bombe
Une histoire qui fait rire au dessert avec la famille
(Peu d’années avant ce réveil en sursaut et cette chute du lit ton père « sous les drapeaux » en Algérie)
Ou alors ton père qui pique une crise parce que tu veux absolument qu’on t’achète une mitraillette en plastique au bazar
Des années plus tard tes incessantes querelles avec lui parce que tu ne comprends rien aux mathématiques et que tu refuses l’idée du service militaire
Toujours ce problème de « comprendre » comprendre les maths comprendre le service militaire comprendre un père
Tu ne comprends pas il ne comprend pas que tu ne comprennes pas
Toi et lui vous vous jetez vos énigmes à la figure le cirque
De toute façon c’est aussi le cirque avec son père à lui un peu plus de silence c’est tout c’est donc cela de père en fils ? Non tout de même il ne faut pas exagérer
Des cadeaux aussi
Certains dont on se souvient plus que d’autres : pour toi un hélicoptère jaune citron en plastique qu’il t’a acheté au bazar sur le marché où quelqu’un vous a photographiés ce jour-là
Pour lui une tabatière en « pierre de lune » que tu as ramenée d’un séjour en colonie de vacances
Pour toi le deuxième concerto pour piano de Sergueï Rachmaninov par Sviatoslav Richter un vinyle Deutsch Grammophon qu’il a rapporté d’un déplacement professionnel à Paris
Pour lui un couteau à manche de corne pour couper les champignons dans la forêt avec un tire-bouchon pour la bouteille dans la musette (la musette kaki de la guerre d’Algérie)
Une jolie histoire avec ce couteau une histoire du temps où un ami qui connaissait ton père t’engueulait :
« Mais qu’est-ce que tu attends pour enfiler des bottes un ciré et pour aller aux champignons avec ton père ? »
(Cet ami avait perdu son père très jeune assassiné par un chauffard ivre qui avait grillé un feu rouge)
Finalement c’est cet ami qui est allé aux champignons avec ton père et c’est là qu’arrive cette histoire de couteau
Quelques temps après la balade aux champignons ton père ne retrouve pas son couteau
Il est si ennuyé de l’avoir perdu qu’il en rachète un identique et se garde bien de te parler de cet incident
Entre temps ton ami retrouve le couteau dans une poche de sa veste de pêche qu’il porte aussi en forêt
Ton père lui a prêté le couteau et ton ami l’a gardé par mégarde
Il veut le lui rendre mais ton père lui dit de le garder puisqu’il a racheté le même
Ils sourient de cette histoire de couteau qui instaure une petite complicité entre eux
En te racontant cette histoire plusieurs années après ton père te dit qu’il la trouve drôle
Tu penses qu’il veut dire amusante sympathique
Tu trouves aussi
Il est rassuré
Tu la trouves étrange aussi cette histoire de couteau de couteau qui s’est dédoublé pour ton père et ton ami
Une histoire élucidée simple et logique pourtant mais qui semble ne pas avoir pu dire son dernier mot
Ton père n’est plus là son couteau si chez toi tu ne vois plus ton ami
Le couteau est dans un tiroir tu ne t’en sers pas car tu n’utilises pas souvent des outils (tu n’as aucun goût aucune sympathie pour les outils et ils te le rendent bien)
Et puis tu ne peux pas laisser un couteau devenir le symbole de ta relation avec ton père vous étiez déjà bien assez coupés l’un de l’autre comme cela (sans parler de ton ami avec qui probablement sans autre raison que l’usure du temps les ponts sont coupés)
D’un ami et d’un père ne reste qu’un couteau
Qu’est-ce qu’un ami ? Qu’est-ce qu’un père ?
© Éditions Orage-Lagune-Express 2007.
Peinture : La tour rouge
Giorgio de Chirico,1913
huile sur toile 75 x 101
Venise, The Peggy Guggenheim Foundation
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